Utopies et solidarité
C'était peut être l'endroit pour y parvenir, mais ce n'était pas le moment. A moins qu'il n'y ait ni endroit ni moment. Juste des pierres à poser une à une, pour que l'édifice se bâtisse de lui même avec une vie d'homme dans chaque pierre et, au bout, l'humanité comme monument.
Ayerdhal - Parleur, chroniques d'un rêve enclavé.
En 2025, alors que les fictions basées sur des utopies progressistes se font rares , j'ai relu Parleur, chroniques d'un rêve enclavé, de Yal Ayerdhal, pour animer un panel du congrès boréal sur l'utopie dans la fiction.
Ce roman de fantasy français paru en 1997 évoque l’avènement d’une micro société dont les membres s’entraident, pour faire face à un pouvoir tyrannique et destructeur. Il porte plusieurs messages d’envergure et modèle un monde qui pourrait inspirer le nôtre. Ce ne serait pas la première fois. Ce vent de changement a déjà existé. L’histoire fait écho à la grande Histoire : la révolte des Canuts à Lyon en 1831-1848 et les Communes de Lyon et Paris en 1870, ferments du retour de la République au départ de Napoléon III. Si la Colline est située au bord de la mer et ceinte de marécages, elle a aussi des côtes pentues et des traboules entre les bâtiments qui sont typiques du Vieux Lyon et de la Croix Rousse – la colline qui travaille à Lyon – où Yal Ayerdhal a grandi. L'action du roman se situe cependant à une époque plus proche du haut Moyen-âge - début de la Renaissance, avec un système féodal et des artisans.
Le récit commence avec l'arrivée de Parleur, un orateur anarchiste qui correspondait avec Karel, un poète de la Colline donc la vision sociale était bien trop en avance sur son temps. Ce monde basé sur l’argent, la manipulation et les rapports de force n'a pas supporté les mots du poète et l'a tué en place publique. Karel est devenu un martyr pour les gens du peuple. Parleur vient les rencontrer sur la Colline, pour se rapprocher de cet ami qu'il n'a jamais connu. Il découvre sa sœur Vini, la Mante, Qatam, Le Guévian.. tous hauts en couleurs, charnels, vivants, rapidement attachants.
Loin de la fantasy classique, Parleur met en scène des personnages différents, un monde centré sur la survie des plus faibles face aux impôts princiers qui ne tiennent aucun compte de l'hiver particulièrement rigoureux, ni de la famine qui fait des ravages. Parleur fédère ces gens et les aide à développer un réseau d’entraide sans conditions alors que tout pourrait les pousser au chacun pour soi. Rien n’est miraculeux, cela prend du temps et il y a des conflits. Parleur est un médiateur – manipulateur pour la bonne cause. Il essaie de faire prendre conscience aux membres de la Colline de ce qu’ils ont en commun, plutôt que de pointer leurs différences. Il les aide à voir les causes structurelles de leurs malheurs plutôt que de s’en tenir à ce qui se trouve en surface et aux discours des puissants. Les Collinards commencent à voir clairement que le modèle social qui les gouverne est profondément injuste, ce qui provoque inévitablement des remises en question de l'autorité. Dans une société féodale et tyrannique, on se doute que cela ne peut pas bien finir.
N’empêche.. on se prend au jeu du passage des grandes idées à leur pratique : comment résister au guet sans résister (on pense ici à Gandhi et à la non-violence dans plusieurs scènes), protester par des doléances, suivre les règles jusqu’à ce que cela ne marche plus et démontrer que les lois sont absurdes. Mettre en pratique un modèle social égalitaire et différent dans une enclave fermée, créer les règles et les appliquer collectivement : c'est l'essence de la démocratie. Répartir les richesses, les tâches, avoir le souci de l’équité à chaque décision.
Les Collinards apprennent et grandissent ensemble. Ils font des choix difficiles, injustes parfois. Au début, la Colline s’enferme pour résister à la famine, refoule les maraudeurs aussi pauvres qu'eux, qui cherchent à survivre. Parleur remet souvent les choses en perspective quand les Collinards tentent de justifier la violence ou l'individualisme. Il pousse les gens à la réflexion, à l’action juste. Il cherche à établir une société plus solidaire, marquée par les idées de Karel. Il fait preuve de courage et refuse absolument qu'on le mette sur un piédestal. Il reste humain et mystérieux : son passé est à peine évoqué.
La voix qu'on entend tout le long du roman c'est celle de Vini, amante de Parleur et sœur d’adoption de Karel. Elle raconte l'histoire de Parleur, de Karel, et de la Colline, pour que ce qui s’y est passé survive, que la mémoire reste et que les idées finissent par changer ce monde.
Se souvenir d'où vient la démocratie et à quoi elle sert... un message pour 2025.
Juste des pierres à poser une à une, pour que l'édifice se bâtisse de lui même avec une vie d'homme dans chaque pierre et, au bout, l'humanité comme monument.