Partir et changer

Partir et changer
Photo by Carmen Comrie / Unsplash

Changer, c'est s'adapter dans un contexte : un lieu, des relations, une époque. Le défi majeur c'est d'arriver à bouger en dépit de nos propres craintes, surtout si elles sont amplifiées par les réactions des autres, particulièrement ceux qui sont les plus proches de nous.

Quand je suis partie de France pour aller vivre au Canada, j'ai dû affronter plusieurs défis. Une partie d'entre eux était purement matérielle : remplir des papiers pour émigrer, mettre de l'argent de côté, se renseigner sur le marché du travail et prévoir un déménagement transatlantique. Tout cela était simple, de la logistique qui se met aisément dans un agenda et peut se planifier, comme n'importe quel gros projet.

Ce qui a été le plus difficile, ce fut d'affronter les réactions de ma famille. Les ami-es m'ont soutenue pendant le processus et après mon départ. Je n'ai eu aucun mal à leur dévoiler mon projet dès le début. Ma famille a tenté de me décourager dès qu'ils ont su que je partais. À leur décharge, j'en ai parlé un mois avant de partir. C'est brutal, me direz-vous ? Ils n'ont pas eu le temps de se préparer à l'idée ?

Probablement, oui.

Mais leur réaction a duré. Un an, puis deux, trois, puis dix.. et à chaque fois que je suis allée les voir en France, j'ai eu des reproches. On me garde rancune d'être partie. Il y a eu de l'incompréhension, une absence de curiosité pour ma vie au Canada, peu ou pas de soutien lors des moment difficiles. Du silence et des émotions tues. J'étais exaspérée par la situation tout en voulant quand même garder contact en dépit de ces difficultés.

Ce que je ne savais pas, c'est que je jouais un rôle qui m'avait été attribué à mon insu par ma famille. Celui de la fille qui allait s'occuper de ses vieux parents. Cela n'avait jamais été dit, mais pour une société patriarcale comme la France, c'était normal. Le problème majeur c'est qu'à 5000 km de distance, ce n'était plus possible. Donc la famille a accepté ma décision en apparence, mais il y avait un malaise à chaque fois que j'allais les voir. Comme si j'avais dû me sentir coupable d'être partie vivre ma vie, alors que c'était normal pour l'homme de ma fratrie.

Changer, évoluer, c'est inévitable quand on change de pays. Aller en France, pour voir ma famille, c'était régresser à chaque fois. Pas avec mes ami-es ! Que je le veuille ou non, l'attitude de ma famille me ramenait aux comportements que j'avais avant mon départ et que j'avais pourtant tout fait pour briser afin d'exister. C'était aussi ancré que les réflexes d'un athlète entraîné. Et entraînée, je l'avais été, et pas pour mon bien.

Je suis passée au 21e siècle après quelques années dans un autre pays. C'est un peu comme si j'avais voyagé dans une histoire d'Ursula K Le Guin où le voyage spatial va à une vitesse inférieure à celle de la lumière. Les explorateurs ont vécu 8 ans ailleurs et reviennent sur Terre 400 ans plus tard, littéralement sur une autre planète. Ma famille est restée bloquée au 20e siècle, peut être même avant, quand on considère le modèle social qui l'a construite. Le jour où je suis partie, la personne que j'étais ne pouvait plus revenir. Elle n'existait plus que dans leur souvenir. J'étais devenue un fantôme. Sans substance, transparente, vide.

Partir et changer, c'est mettre au jour la vraie nature de ses liens avec les autres.

Les ami-es sont restés. La famille n'a pas tenu.

Cela, aucune réunion d'immigration Québec n'aurait pu m'y préparer.