Les identités meurtrières
Amin Maalouf a écrit ce livre en 1998 et il est plus que jamais d'actualité.
S'enfermer dans une mentalité d'agressé est plus dévastateur pour la victime que l'agression elle-même. C'est tout aussi vrai, d'ailleurs, pour les sociétés que pour les individus. On se recroqueville, on se barricade, on se protège de tout, on se ferme, on rumine, on ne cherche plus, on n'explore plus, on n'avance plus, on a peur de l'avenir, du présent et des autres.
Amin Maalouf souligne ici les dangers tout comme les possibilités offertes par nos identités multiples. Jamais auparavant dans l'Histoire nous n'avons eu collectivement la chance de vivre le sentiment d'une humanité commune.
La mondialisation est souvent perçue comme une uniformisation des identités. Or, pour se reconnaître humain, il faut pouvoir reconnaître son humanité particulière et se sentir représenté-e. Face à la domination progressive du modèle occidental depuis 250 ans, tous les autres groupes culturels se sont sentis menacés. Le risque, c'est de se définir uniquement par cette identité menacée. Au point de se replier sur des modèles culturels archaïques et dépassés. Et donc d'agir en vertu d'une blessure, d'un repoussoir, plutôt que d'une fierté assumée d'être au croisement de plusieurs influences, nourries par la découverte de l'autre.
Multiplier les appartenances, les liens, les langues qu'on maîtrise, c'est une partie des solutions qu'il propose. Pourtant, c'est souvent mal vu par les états nations en raison des conflits territoriaux du passé. En cas de guerre, qui allez vous défendre si vous avez plusieurs appartenances ?
Aujourd'hui je vous demande : quelles sont vos identités ? Nous sommes tous multiples par nos origines ethniques, géographiques, nos rôles sociaux, nos loisirs, nos activités artistiques et culturelles. Pourquoi se réduire à celle qui se sent menacée, la transformer en cause et la brandir tel un étendard ?
Amin Maalouf met le doigt sur ce que je vois grandir au Québec depuis que je suis arrivée il y a 20 ans. La protection de la langue, d'un mode de vie, la peur d'avoir trop d'immigrants et d'une forme d'"invasion culturelle" mal définie. Que défend on exactement ? Cela gagnerait à être clarifié pour susciter l'adhésion à des valeurs sociales communes plutôt que de se laisser gagner par le pointage du doigt vers la menace supposée.
Les idées qui dominent en ce moment chez plusieurs groupes politiques au Québec comme au Canada vont dans le sens du repli, de la peur, de la fermeture. L'auteur mentionne que même les groupes qui sont perçus par ailleurs comme dominants (les mâles blancs cisgenre) se sentent aussi attaqués et victimes. Il est peut être temps de changer de regard pour réaliser que c'est le lot de tous de se sentir dominé et inférieur. D'avoir peur que sa culture disparaisse. Mais la façon d'y faire face doit passer par autre chose que le repli ou la violence.
Les outils à notre disposition sont nombreux et permettent de toucher des gens partout dans le monde. La traduction automatique érode encore plus ces frontières. Rayonner la beauté d'une culture, toucher par l'expérience artistique qui utilise l'expérience individuelle, reste à mon sens le meilleur moyen de rejoindre et connecter cette humanité commune dans la diversité. Les groupes se rassemblent, des langues autochtones renaissent et les cultures des Premières Nations rayonnent aujourd'hui bien au delà des cercles dont elles sont issues par la musique, le théâtre.
Ne laissons pas des algorithmes programmés par des magnats rapaces gouverner nos sources de beauté, de connexion, d'ouverture à l'autre.
Rappelons nous, Québec, que si la langue fonde l'identité, cela fait longtemps que parler plusieurs langues est un atout. C'est aussi un gage d'ouverture à la diversité, généralement plus accepté que bien d'autres. Oui la menace perçue de l'anglais ici est valable et réelle. Des mesures ont été prises pour mettre des garde-fous. Le meilleur moyen de revendiquer sa langue est de la parler, de la faire vivre, de donner l'envie de l'apprendre. De produire du contenu en français et de proposer des traductions, d'offrir de la diversité et s'ouvrir aussi aux autres langues. J'avais appris l'Allemand en France et même si je ne m'en sers plus, cela m'a ouverte à une autre façon de penser. Pourquoi pas, suggère Amin Maalouf, choisir une langue pour le plaisir de la parler? Autre que l'anglais. Encourager la diversité sans négliger la langue d'origine.
Faire société dans la diversité, c'est un défi qu'il revient à chacun d'entre nous de relever. La véritable démocratie est à ce prix. Pour que chaque citoyen et citoyenne se sente partie prenante de la société dans laquelle iel vit. Pour que le vote basé sur les valeurs et les propositions remplace le vote identitaire et ethnique. Pour que la démocratie garantisse la protection des minorités et donne à tous les citoyens les mêmes droits politiques. C'est là le véritable défi selon l'auteur, et je le rejoins sur ce point.
Rappelons nous que les immigrant-es de première, deuxième et dixième génération et les Premières Nations ont en commun un passé riche et un présent à partager.
C’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard aussi qui peut les libérer.