Espoir(s)
J'ai grandi en regardant la télévision et en lisant Pif Gadget. Chez nous, les livres étaient surtout des encyclopédies générales ou spécialisées sur l'art, les monuments, l'architecture. Peu de littérature en dehors des classiques recommandés par l'école. Je n'ai pas vu mes parents lire de fiction. Mon père lisait le journal et ma mère écoutait la radio. Elle disait que lire l'endormait.
Dans les années 1980 en France, il y avait trois chaines de télévision, jusqu'à ce que le gouvernement ouvre les portes au privé en 1984. La Cinq de Berlusconi, lancée en 1986, offre pour la première fois une série qui n'avait été qu'à peine diffusée en France : Star Trek.
Vingt ans après sa sortie aux USA, doublée en français par des canadiens. Alors que The Next Generation allait commencer aux USA. Elle arriverait avec 7 ans de retard en France, sur une autre chaîne.
Ces deux séries ont eu un impact majeur sur ma vie. Lire des BDs humanistes m'avait déjà pas mal influencée. Mais l'ado que j'étais à l'époque a complètement cliqué sur cet univers où l'humanité avait enfin appris à se comporter différemment : commencer par essayer de dialoguer avant d'utiliser la violence, être motivé par l'exploration et la curiosité, le sens du merveilleux. La solidarité, l'entraide, la main tendue. Évidemment, il y avait aussi pas mal de colonialisme étazunien que j'ai compris et vu par la suite.
Reste que le fond essentiel, basé sur l'humanisme, s'est encore plus développé dans sa successeure, Star Trek : The Next Generation. Il était devenu possible d'imaginer un futur où les gens sont aimables et respectueux les uns envers les autres. Où les missions sont axées sur l'exploration scientifique et l'aide aux populations de toutes sortes. Les membres de Starfleet sont présentés un peu comme des soldats de l'ONU. La Fédération est une force pacificatrice, une utopie où l'argent n'a plus cours et où chacun-e pourrait vivre son plein potentiel sans restrictions de couleur, de race, de revenus, de statut social...
Ça fait rêver, non ?
Aujourd'hui les scénaristes disent écrire des séries plus "matures" : comprenez qu'ils appliquent les mêmes recettes que dans le reste de la production Hollywoodienne. Exit les gens polis, il faut mettre du conflit pour qu'une histoire fonctionne. Que les gens soient moins lisses.
Je crois qu'il y a une confusion évidente entre être lisse et avoir de la retenue. Avec la sagesse viennent la perspective et le recul. C'est une société plus sage que la nôtre qui nous est montrée dans ces deux séries. Une société dont les membres ont fait collectivement un bout de chemin et où chacun progresse vers cet idéal : reconnaître sa place et construire ensemble une humanité inclusive, vivante, colorée qui ne passe pas son temps à s'insulter, se comparer, s'envier et surtout se taper dessus. On se frotte à d'autres cultures plus évoluées que nous. Ou moins, et cela rend humble.
Aujourd'hui ? Exit les missions diplomatiques. Ça manque d'action, donc d'explosions. Visuellement c'est très platte, hein.
Pas pour moi. Je suis vieux jeu, je sais. 😄
J'ai trippé sur Kirk qui, bien qu'impulsif souvent, donne toujours la chance à ses adversaires. Sur l'intelligence de Spock qui résout les problèmes sans violence. Sur l'humanité de McCoy, ce médecin de campagne qui apporte une dose d'humour et de bienveillance dans le fameux trio.
J'ai trippé sur Darmok et la scène où Picard, assis près d'un feu alors que la nuit tombe, raconte l'épopée de Gilgamesh à Dathon. Pour tenter l'impossible : se faire comprendre alors que le capitaine Dathon n'utilise que des métaphores pour communiquer.
J'ai trippé sur Measure of a man où on discute l'humanité de Data : est-il considéré comme un être vivant ou une machine? Quel statut lui donner ? Ce sera relancé dans l'histoire de sa fille, Lal. Du grand Trek qui nous interroge sur notre humanité.
J'ai trippé sur who watches the watchers où des proto-vulcains sont mis en contact accidentellement avec les gens de l'Enterprise, et les implications à la fois culturelles et politiques - un renvoi aux histoires coloniales et à l'ambiguïté des choix, même dans un monde utopique.
Star Trek m'a amenée à réfléchir sur des sujets que je n'allais voir qu'en terminale, pendant mon cours de philosophie.
Qu'est-ce qui nous rend humains ?
Qu'est-ce qui nous relie ?
Comment vivre et changer ?
Star Trek m'a fait vivre des émotions positives : l'émerveillement (malgré les effets spéciaux en carton), la chaleur de la solidarité, l'humour, la compassion.
Aujourd'hui, j'ai du mal avec les nouvelles séries dans cet univers. Elles sont à la mesure de notre époque : sombres, teintées de violence et de paranoïa. Je ne compte pas le nombre de morts qu'elles comptabilisent sans que cela touche vraiment. Elles font vivre de la peur, de la tristesse et du drame, et limitent la compassion. Ce ne sont pas quelques marques humoristiques et beaucoup de références appuyées au passé qui me suffisent.
Probablement parce que pour moi, Star Trek n'est pas "juste une série". C'est aussi un réservoir d'espoir en un monde meilleur que celui qui frappe nos écrans tous les jours. Un monde utopique, certes, mais l'utopie n'a pas pour vocation d'être immédiatement applicable.
L'utopie est un phare dans la nuit, qui permet de continuer d'avancer quand le monde semble sombrer.
Je sais que c'est beaucoup demander à un simple divertissement. Ce que cette saga soixantenaire est devenue aujourd'hui. (et j'ai vu Discovery, Strange New Worlds, et la 3e saison de Picard avant d'écrire tout cela).
Mais les mythes ont leur importance. Et quand ils sont aussi importants dans la culture étazunienne que Star Trek peut l'être, il est urgent de recommencer à rêver le monde, surtout quand il semble prêt à sombrer.
Il est maintenant clair pour moi que la relève de l'espoir dans la science-fiction devra venir d'ailleurs.
En attendant, autant bâtir ces espoirs là dans la réalité, qui en a bien besoin.